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La traduction automatique dans l’instruction judiciaire en Belgique, vraiment ?

Le 17 mars 2023, Amal Boualga (présidente de l’UPTIJ) et Teresa Elola-Calderon (administratrice de l’UPTIJ) ont présenté l'exposé « La traduction automatique dans l’instruction judiciaire : vraiment ? » à la conférence 2023 organisée par l'EULITA (« European Legal Interpreters and Translators Association »). Cette conférence portait sur « La traduction juridique au niveau national et international » et s’est tenue au siège de la Cour de Justice de l’UE à Luxembourg. C'est avec beaucoup de fierté que nous vous présentons ici leurs impressions sur cet événement et, surtout, le texte intégral de l’exposé.

L’aventure a commencé en novembre 2022 et tout s’est accéléré en janvier 2023 lorsque nous avons appris avec joie que notre abstract avait été retenu par Daniela Amodeo, présidente de l’EULITA.

Il s’est ensuivi une série de lectures, une pléthore de réflexions, d’innombrables échanges, afin de rédiger un texte ensemble qui puisse refléter notre point de vue sur le recours (ou pas !) à des moteurs de traduction automatique dans l’instruction judiciaire en Belgique.

Le texte que vous allez lire est la présentation que nous avons donnée à la Cour de justice de l’Union européenne ; une présentation qui a été accueillie avec grand enthousiasme par l’auditoire !

Ce texte est le fruit d’un énorme travail en amont (nous en profitons pour remercier Pauline Ragni, la graphiste qui a créé la très belle illustration que vous allez découvrir), mais aussi de nos propres expériences en tant que TIJ et des questions que nous nous posons chaque jour.

Comment faire face à des sociolectes ? Comment les traduire ? Quelle technique utiliser ? L’intelligence artificielle peut-elle nous aider ?

Nous avons tenté de répondre à ces questions lors de cette brève intervention.

L’expérience fut extrêmement enrichissante : écouter les présentations des autres collègues venus des autres pays de l’Union européenne nous a sans doute aidés à mettre les pendules à l’heure et à relativiser aussi notre propre situation. Enfin, nous avons réalisé que les TIJ, qu’ils soient de Belgique, du Luxembourg, de Slovénie ou d’Allemagne, ne cherchent qu’à améliorer les conditions du métier et souhaitent œuvrer pour un monde plus juste.

Pour conclure, ce texte est aussi un clin d’œil à tous les membres de l’UPTIJ, un modeste hommage à tous nos collègues !

Bonne lecture,

Teresa et Amal

LA TRADUCTION AUTOMATIQUE DANS L’INSTRUCTION JUDICIAIRE EN BELGIQUE, VRAIMENT ?

Amal Boualga & Teresa Elola-Calderón[i]

Quelle est la place de l’humain dans l’ère de la révolution numérique ? Plus concrètement, quelle est la place des traducteur·trice·s et des interprètes juré·e·s face à des moteurs  traduction automatique de plus en plus performants ? Devons-nous nous sentir menacé·e·s ?

Aujourd’hui, nous allons tenter de répondre à ces questions moyennant cette présentation qui va se structurer en trois parties. Tout d’abord, nous survolerons le travail des traducteur·trice·s et des interprètes juré·e·s tout au long de l’instruction judiciaire en Belgique. Pourquoi ? Tout simplement parce que dans l’imaginaire collectif, nous sommes souvent représenté·e·s en interprétant les dires d’un prévenu dans ses interactions devant les cours et les tribunaux, selon le sens de la directive européenne de 2010[ii]. Or, nous intervenons dans bien d’autres missions en amont de la procédure pénale. Nous avons donc saisi cette occasion pour mettre en lumière notre extraordinaire métier, souvent méconnu, voire même ignoré, et rendre hommage, dans un lieu aussi prestigieux que la Cour de justice de l’Union européenne, à tous nos collègues qui travaillent dans l’ombre ! Merci à l’EULITA et à sa présidente madame Daniela Amodeo de nous avoir invitées. Ensuite, nous vous parlerons des défis de traduction que nous rencontrons dans certaines phases de l’instruction judiciaire et nous conclurons en vous présentant des cas concrets qui démontrent qu’à l’heure actuelle les moteurs de traduction automatique peuvent difficilement  nous remplacer.

Comme vous pouvez le constater, le dessin qui suit illustre d’une manière assez parlante l’ensemble des tâches que nous pouvons être amené·e·s à accomplir tout au long de l’instruction judiciaire en Belgique. Néanmoins, dans le cadre de cette présentation, nous allons nous concentrer sur la traduction des écoutes téléphoniques et du contenu du matériel informatique.

À ce propos, il faut savoir que tant les écoutes que l’analyse du matériel informatique saisi constituent un devoir d’enquête extrêmement intrusif. Concernant les écoutes, seul·e un·e juge d’instruction, qui travaille à charge et à décharge, peut les ordonner tout en respectant les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Par subsidiarité, on peut en déduire bien évidemment l’exceptionnalité de ce devoir, puisque celui-ci est attentatoire au droit fondamental de la vie privée ; un devoir qui n’est ordonnée qu’en dernier ressort, uniquement si les autres moyens d’investigation ne suffisent pas à la manifestation de la vérité. Le principe de proportionnalité, quant à lui, implique que la mise en œuvre des écoutes soit proportionnelle à la finalité visée et à la gravité de l’infraction[iii].

À cet égard, il convient de souligner quelques petites particularités :

La première est qu’en Belgique, dans la plupart des cas, les interprètes sont réquisitionné·e·s pour la traduction d’écoutes téléphoniques, de messagerie (orale ou écrite) ou d’exploitation de support informatique, car tout ce qui est oral est réputé comme relevant de la compétence de l’interprète. Puis, ce qu’il faut comprendre c’est que ce travail se situe entre l’interprétation et la traduction, puisqu’il consiste à reproduire par écrit des propos parlés. Enfin, l’interprète est amené·e à traduire les propos de locuteurs absents. Traditionnellement, nous interprétons dans les cours et tribunaux ou pour les services de police et les personnes se trouvent à côté ; ici on se trouve dans une situation où les personnes sont écoutées à leur insu.

Mais concrètement, comment se fait le travail ?

Tout d’abord, les communications ou les échanges seront interceptés par des systèmes internes sécurisés, ils seront prétraités, classés par langue étrangère en tenant compte de la période infractionnelle et seront attribués à l’interprète en charge de la traduction. Par conséquent, l’interprète, exerçant son métier dans l’ombre, deviendra un élément essentiel, voire même  indispensable au cours de l’enquête pénale ; l’interprète va opérer en trois temps :

  1. Dans un premier temps, l’interprète écoute toute la conversation ou lit l’ensemble des échanges écrits en langue source. Notre vigilance extrême et notre concentration sans relâche seront donc mises à l’épreuve ; très souvent, les conversations sont parasitées par des bruits de fond et les personnes sous écoute emploient des accents fort marqués : imaginez-vous donc, mesdames et messieurs, écouter une conversation tenue par une femme d’origine albanaise qui s’exprime en espagnol avec un accent portugais parce qu’elle a longtemps vécu entre la Colombie et le Brésil !
  2. Dans un deuxième temps, et afin que l’enquêteur·trice en charge du dossier puisse déterminer si la communication est pertinente ou non, nous effectuons un résumé en langue cible. Ce que nous appelons communément le synopsis. Au plus le synopsis sera détaillé  au mieux l’instruction s’en portera.
  1. Dans un troisième temps, si la conversation s’avère pertinente, nous devons la retranscrire minutieusement, tout en traduisant en langue cible dans les règles de l’art, les dires des interlocuteur·trice·s. Mais que signifie concrètement « traduire dans les règles de l’art » ?

Puisque c’est l’interprète qui est réquisitionné·e et non le traducteur.trice, traduire dans les règles de l’art résulte d’une démarche hybride entre la technique interprétative et la traductive dont la composante dominante sera forcément la première : la technique interprétative.

L’interprète aura alors pour mission de traduire, de donner un sens à ces échanges afin d’en faciliter la compréhension, tout en restant le plus fidèle possible à la manière dont les locuteurs ont échangé leurs propos ou leurs messages. Pendant une enquête pénale, chaque mot a son importance et peut constituer une preuve pour faire inculper un individu ou, inversement, pour le disculper. C’est ici que la neutralité et l’impartialité de l’interprète vont entrer en jeu. Il est primordial de pouvoir restituer les dires sans surinterpréter ni se laisser influencer par le côté intuitif qu’un échange peut inspirer, car une instruction est toujours menée à charge et à décharge, et la présomption d’innocence doit toujours être préservée.

Sauf que l’interprète sera constamment confronté·e à des dialectes (rares ou communs) mais aussi à des sociolectes qu’il devra être capable de décoder pour traduire et donner un sens à ce langage complétement disloqué .

On connait tous les dialectes mais, qu’est-ce le dialecte social ?

En sociolinguistique, le terme « sociolecte » ou « dialecte social » désigne une variété de langues ou un ensemble d’éléments lexicaux utilisés par des groupes de personnes appartenant à une même classe socio-économique ou partageant les mêmes activités, la même profession ou le même âge[iv]. Autrement dit, c’est une variété de langues propre à un groupe social[v]. Soulignons que le « dialecte social » ou « sociolecte » diffère du « dialecte », car le premier désigne une variété non pas régionale, mais sociale[vi]. De plus, le sociolecte n’est pas rigide et ses traits distinctifs peuvent être de nature lexicale (choix des mots), morphosyntaxique (formation et enchaînement des mots) ou phonétique (accent, intonation, mélodie). Les traits dialectaux renvoient à l’origine géographique du·de la locuteur·trice, les traits sociolectaux renvoient à la position sociale. Il peut être un marqueur social des classes très privilégiées ou, à l’inverse, situer ses locuteur·trice·s en bas de l’échelle sociale[vii].

Les cas sociolectaux que l’on vous présente ici sont inspirés de cas réels. Ils ont été toutefois légèrement modifiés par nos soins :

Texte source

Moteur de traduction automatique

Interprete jurée

parcerito poraca me salio un camello

parcerito j’ai un chameau par ici

Mon ami, j’ai trouvé du boulot par ici.

Plus-value de l’interprète jurée :

  • L’interprète pourrait déterminer l’origine géographique du locuteur grâce à l’utilisation de l’adverbe «acá», du passé simple et au substantif « parcerito ».
  • L’ interprète pourrait arriver à déterminer la tranche d’âge du locuteur, puisque « parce » ou « parcerito » est un terme utilisé entre les jeunes, notamment en Équateur et en Colombie, pour désigner un copain ou un ami : https://www.asale.org/damer/parcero.
  • L’interprète reconnait la polysémie du mot « camello », substantif qui peut signifier, selon le contexte, « chameau », « dealer » et, en Colombie, « travail » (https://dle.rae.es/camello) ].

Texte source

Moteur de traduction automatique

Interprete jurée

Uyy webon pero se fue chupar frío no

Uyy webon mais il est allé sucer le froid

Aïe mec, mais tu es allé te mettre dans le froid, non ?

Plus-value de l’interprète jurée :

  • L’interprète pourrait déterminer l’origine géographique du locuteur grâce à l’utilisation du vouvoiement (plus commun en Amérique latine qui ne dénote pas forcément un langage formel) et de l’adjectif/substantif « huevón ».
  • L’interprète sait que la bonne orthographe de « webon » est « huevón ». Il s’agit d’un terme polysémique, assez vulgaire, utilisé dans une grande partie de l’Amérique latine qui peut signifier, selon le contexte, « mec », « fainéant » ou « simplet » (https://www.asale.org/damer/huevón).  
  • L’interprète comprendra la polysémie du verbe « chupar » qui signifie « sucer », en première instance, mais également « endurer » ou supporter quelque chose de désagréable.

Voici encore des exemples dans d’autres combinaison linguistiques :

Texte source

Moteur de traduction automatique

Interprete jurée

The others chekem there,  they are  sources nichen

Non reconnu

les autres qui ont balancé (dénoncé) là, ils sont la source réelle.

A : Bro u say ur % I give to ppl

B: I dont want eat nothing on it bro. What best you can do

 

A : Give yet his coffee

A : Bro tu dis ton % que je donne aux gens

B : Je ne veux rien manger, mon frère. Qu'est-ce que tu peux faire de mieux ?

A : Donner encore son café

A : frérot, tu dis ton pourcentage, je donnerai (communiquerai) au gens.

B : Je ne veux aucune marge (bénéficiaire) dessus frère. Qu'est-ce que tu peux faire de mieux ?

A : Donne à Yet sa commission

Concrètement, pour traduire ces échanges l’interprète juré.e devra :

  1. comprendre que sa démarche s’inscrit entre la technique interprétative et la technique traductive. L’interprète devra comprendre le sens, le déverbaliser et traduire le discours original en langue cible ;
  2. prendre conscience des problèmes linguistiques de caractère normatif sur les plans lexical, morphosyntaxique et stylistique ;
  3. faire preuve d’une forte capacité d’analyse ;
  4. être capable d’effectuer une recherche documentaire afin d’expliquer voire justifier, le cas échéant, certains choix de traduction.

En guise de conclusion … 

La révolution numérique et l’accélération des processus de travail est un phénomène historique qui date de la révolution industrielle[viii]. Dans notre secteur, cela se traduit par le recours aux outils d’aide à la traduction, permettant des processus plus rapides. Dans une instruction pénale, l’élément du temps est extrêmement déterminant. Le travail de l’enquêteur.trice est traditionnellement régi par le facteur temps : le délai légal de l’enquête, de l’observation, de la perquisition, le flagrant délit, le temps de la traduction, etc.  Il est dès lors tentant de recourir aux moteurs de la traduction automatique pour aller plus vite, mais les langues vivantes évoluent constamment. Les interactions entre les personnes de nationalités, de cultures et de langues différentes ont un impact direct sur les langues. Il en résulte des sociolectes qui apparaissent et disparaissent au gré des générations et mettent à mal les moteurs de traduction automatique.

Alors, après ce que nous venons de vous partager, pensez-vous qu’on gagnerait en efficacité  si l’on utilise des moteurs de traduction automatique pour la traduction de sociolectes dans le cadre d’une instruction judiciaire ? À  vous d’en juger !  

 

© Un tout grand merci à nos amis de la CBTI-BKVT pour avoir pris ces photos. 

 


[i] Le texte qui suit reproduit le discours qui a été prononcé au nom de l’Union professionnelle des traducteurs et interpretes jurés (UPTIJ) par Amal Boualga (présidente de l’UPTIJ) et par Teresa Elola-Calderón (administratrice de l’UPTIJ), dans le cadre de la conférence internationale organisée par l’European Union for Legal Interpreters and Translators Association (EULITA) le 17 mars 2023 à la Cour européenne de Justice de l’Union européenne.

[ii] Directive 2010/64/UE du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales.

[iii] Rouard, V. (2016). Le régime et le contrôle des écoutes téléphoniques en matière de terrorisme en Belgique et au Royaume-Uni : entre optimisation du rôle des entités compétentes et respect des droits de l’homme. Travail de fin d’études, master en droit à finalité spécialisée en droit pénal, Faculté de Droit, de Science Politique et de Criminologie de l’université de Liège. Disponible en : https://matheo.uliege.be/bitstream/2268.2/1667/4/TFE%20Victor%20Rouard.pdf

[iv] Wolfram, W., (2004). « Social varieties of American English » dans E. Finegan et J.R. Rickford (ed.). Language in the USA: Themes for the Twenty-first Century. Cambridge University Press.

[v] Mounin, G., (1974). Dictionnaire de la linguistique. Presses universitaires de France.

[vi] Nesaab., (2023) «Sociolect with examples and explanation», dans Anglopedia. URL: https://https://englopedia.com/sociolect-with-examples-and-explanation/ page consultée le 28 février 2023.

[vii] Grutman, R., « Sociolecte », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius. URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/49-sociolecte, page consultée le 09 mars 2023.

[viii] Hurot, L., (2022). « Vers une slow translation ? Ralentir pour mieux traduire », Traduire [En ligne], 246 | 2022, mis en ligne le 15 juin 2022, consulté le 09 mars 2023. http://journals.openedition.org/traduire/2869 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traduire.2869

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